Projet de recherche, financement RCDAV 2017–2019
Haute école d’art et de design – Genève

Café pipe versus Café cunni

Début 2018, un propriétaire de maison close à Genève lançait, non sans cynisme, le « Café pipe », expliquant qu’un homme pouvait ainsi associer deux plaisirs de la vie, le café et la fellation. Son initiative a suscité un buzz au-delà des frontières suisses. Sur la même période, le #MeToo déclenchait une déferlante mondiale dont la grève des femmes du 14 juin 2019 est l’une des répercussions positives en Suisse. Ainsi, notre équipe associée à une vingtaine d’étudiants, lance en mars 2018, la rumeur de l’ouverture du Café cunni à Genève.

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Caroline Bernard & Damien Guichard, Heder Neves, Aurélien Mabilat, Catherine Brand (assistants Communication visuelle)
Avec les étudiants d’Arts visuels option information/fiction et les étudiants de Communication visuelle, février-mars 2018.
Sous la direction de Jérôme Baratelli

www.cafecunni.ch
facebook.com/cafecunni
instagram.com/cafecunni

Début 2018, le Café pipe ouvre à Genève et fait parler de lui à l’international par la nature transgressive de son concept. Le propriétaire du Café pipe propose alors aux hommes d’allier café et sexe. Sur place, le bar est ajouré afin que les « hôtesses » passent leur tête pour pratiquer des fellations aux clients qui prennent leur café. En Suisse, le travail du sexe est légal et relativement structuré. L’hypothèse du Café cunni naît, non pas en opposition au travail du sexe, mais en réaction au cynisme avec lequel celui-ci est ici exercé.
Début 2018, le mouvement #metoo est depuis quelques mois une déferlante qui reconfigure les luttes féministes à l’échelle mondiale. Associés à une vingtaine d’étudiants en communication visuelle et en photographie de la Haute école d’art et de design, nous avons lancé le Café cunni dans ce climat libéré de la parole des femmes. Cette opération voulait rebondir depuis le buzz du Café pipe pour ouvrir un débat sur le plaisir féminin. Il s’agissait d’annoncer l’ouverture prochaine d’un lieu dédié au plaisir sexuel des femmes en proposant, entre autres services de bien-être, des cunnilingus tarifés. L’idée était d’infiltrer les réseaux sociaux et de susciter le débat là où il semblait absent. Nous souhaitions dépasser les clivages culturels, sociaux et politiques et nous émanciper des « bulles de filtrage ». Travaillant à la vraisemblance de cette prochaine ouverture par la création de visuels, d’événements et d’un site Internet dédié, nous nous sommes alors constitués en un groupe clandestin pour faire monter la rumeur. Au-delà de l’aspect humoristique de l’expérience, l’hypothèse de l’existence d’un tel lieu a des répercussions sociales et politiques. Cette thématique cristallise les enjeux autour de la sexualité (féminine et masculine), de l’accès au travail du sexe pour les femmes, de la position de la femme dans la société.

 

Design performé : tailler sa part de flux

La création de visuels, d’événements, de pages dédiées et d’un site Internet rend vraisemblable l’existence du Café cunni. Ce design graphique doit, pour autant, être activé en jouant sur les dynamiques des réseaux sociaux. L’expression design performé est employé ici, dans le double sens du mot performance. Il s’agit, comme on l’entend dans le monde de l’entreprise, d’atteindre un excellent résultat et de le faire grâce à une action comportementale qui tient parfois plus de la performance artistique que du design.

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Sur les réseaux sociaux, un message est, contrairement aux médias traditionnels, relayé de personne à personne. Ce message doit ainsi présenter des qualités conversationnelles, qui poussent l’internaute à le partager ou à se l’approprier. Ces qualités virales sont très spécifiques, il s’en faut peu parfois pour qu’un message reste invisible ou soit au contraire diffusé.

Contrairement à nos expériences sur l’abstentionnisme, nous avons travaillé en groupe (notre équipe associée à une vingtaine d’étudiants) sous un mode de jeune start-up avec une dynamique semblable à celle d’un lancement d’entreprise. Pour crédibiliser l’ouverture prochaine du Café cunni, nous avons créé un site Internet, une page Facebook, un compte Twitter et Instagram avec une identité visuelle forte. Identité visuelle sur la base de laquelle, nous avons multiplié les supports, affiches, flyers, emballage de bonbons, pour échanger avec le public à la fois dans la rue et sur les réseaux sociaux.

La réponse par le Café cunni au cynisme du café pipe vient en contre-forme, elle s’aligne sur une stratégie agressive en la copiant et en l’adaptant. En effet, tout l’enjeu graphique a été d’élaborer une communication visuelle suggestive et sensuelle en réponse à la brutalité des images du café pipe. Macarons, morsures dans les fruits, les codes visuels de la gourmandise mélangent ainsi allusions et affirmations quant à la nature de la proposition.

Cependant, ce travail de design ne suffit pas à déclencher les ressorts de la viralité. Il faut activer ces visuels, se constituer en groupe à l’assaut des réseaux sociaux, mettre en place des stratégies plastiques qui s’adaptent à la réponse ou à l’absence de réponse de ceux-ci. Notre démarche a relevé parfois plus de la performance que du design graphique. Nous parlons de design performé, un design proche de la double acception du mot performance : la performance dans le sens de l’excellence du résultat attendu et la performance dans son usage dans le domaine artistique. Ainsi, pour obtenir de la visibilité, susciter des likes et des commentaires, il nous faut activer les visuels par le fait d’endosser des rôles, celui du témoin, celui du passeur d’information. Dans les expériences sur l’abstentionnisme, le designer se met au cœur du message, l’incarne, devient porte-drapeau. Ici c’est un travail de terrain, le groupe active la circulation du message, maintient son niveau d’actualité en multipliant ses formes par exemple (GIF, concours, affiches dans la rue, Women’s March). Il était indispensable d’avancer dans une certaine forme de clandestinité pour parvenir à infiltrer les réseaux sociaux, sans cela la parole institutionnelle, ou ici celle d’une entreprise, est immédiatement mise au rebut. André Gunthert explique que l’un des ressorts de la viralité est de participer à l’élection d’un contenu en l’élevant au niveau d’un bien culturel en fonction de l’attention collective qu’il suscite : « Cette nouvelle culture s’est construite contre l’autorité institutionnelle. Logiquement, elle heurte tous ceux qui détiennent une parcelle de cette autorité : enseignants, journalistes, responsables politiques. »

Gunthert insiste sur les qualités d’appropriation du message, il faut que celui-ci puisse être facilement copiable et qu’il possède certaines qualités stylistiques comme la « capacité à générer l’attention, facilité à imiter ou à transposer, stéréotypie, exemplarité, comique, rapport à l’actualité, etc. » Les qualités conversationnelles de l’image, permet selon Gunthert par une appropriation du langage visuel « une réinvention du quotidien. » Le théoricien voit ainsi dans ces outils connectés la possibilité pour l’usager de s’approprier un contenu, de réinventer son propre univers. En témoigne la réception de notre Café cunni. En restant l’émetteur officiel, c’est-à-dire en s’annonçant comme Café cunni depuis une page officielle, notre aura virale était très limitée. Il nous a fallu distancer l’information et la faire passer par des témoins. Ainsi, chaque personne de l’équipe a annoncé l’ouverture du Café cunni comme si elle détenait l’information d’un tiers, ou qu’elle avait vu une affiche dans la rue ou dans un café. Nous n’avancions donc pas comme le groupe Café cunni mais comme une série d’individualités témoignant d’un phénomène. C’est grâce à cette clandestinité que l’information a circulé, car justement elle se passait comme un relais sans sembler venir de l’entreprise elle-même.
En quelques jours, la rumeur a enflé dans toute la région, y compris par le bouche-à-oreille physique en dehors même des réseaux sociaux. La presse a fini par venir à nous puisque les journaux le Journal indépendant des Genevois et Le Temps ont pris contact. Nous étions en pleine ascension jusqu’à ce que malheureusement le 20 minutes dévoile le pot aux roses, le 9 mars 2018.

Fake news, la fin justifie t-elle les moyens ?

Avancer masquer, lancer une rumeur, déclencher une fake news – le designer se trouve aux prises avec des questions éthiques. La fin justifie-t-elle les moyens ? Avions-nous d’autres options ? La clandestinité de notre équipe a permis de relayer l’information dans une plus large mesure. La fausse rumeur est-elle un outil comme un autre ?

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En tant que designers, la question éthique se pose quant au passage par une fausse nouvelle. Est-il légitime de lancer une fake news pour susciter le débat, même si celui-ci présente un caractère social et citoyen ? La difficulté est, on le sait, de pouvoir se faire entendre et de créer un espace de discussion dans le flux d’informations incessant et atomisé des réseaux sociaux. Certains partis politiques lors d’élections emploient des groupes de personnes pour faire circuler des informations tout en cachant que ces personnes sont directement mandatées par un parti. Ces formes de campagne sont, par ailleurs, parfois très virulentes. Ces dernières années, la fake news est ainsi devenue une arme de discrédit massive dans certains pays comme les États-Unis.
Ici, les enjeux sont évidemment moins dramatiques. Si nous sommes devenus crédibles au point de recevoir des candidatures d’hommes pour devenir des employés du Café cunni, nous n’avions pas l’ambition de remporter une élection. Cependant, l’hypothèse de l’ouverture d’un Café cunni ne semblait pas suffire à déclencher des réactions, poser une question ouverte « Pour ou contre un café cunni ? » n’aurait pas eu le même effet. Seule, l’annonce de l’ouverture prochaine du lieu pouvait ainsi susciter le débat.
L’enjeu d’une telle expérience n’est absolument pas le buzz pour le buzz mais bien de faire une place, de créer un espace de discussion, de pousser les murs pour laisser de nouvelles pensées s’exprimer. Ainsi, c’est en publiant la nouvelle sur des communautés féminines plutôt dédiées aux conseils maquillage et petit ami que nous avons amorcé des discussions sur l’égalité. Avoir pu ainsi interagir avec les internautes, sur des pages non dédiées à des questions sociales, témoigne d’une certaine porosité sur les réseaux sociaux. Le débat peut s’installer partout à condition de trouver des leviers. En commençant le projet, nous pensions que le succès des petits chats sur les réseaux sociaux marquait une certaine désaffection du public pour les causes citoyennes. La réponse n’est pas aussi manichéenne, il s’agit plutôt de s’employer à recréer un espace nouveau pour le débat dans des flux qui sont largement pré-guidés par les algorithmes des plateformes. Ce ne sont pas tant les causes citoyennes qui sont désaffectées mais bien les formes traditionnelles du débat, qu’elles soient médiatiques et institutionnelles. Notre échange avec le sociologue Thierry Bardini nous amène, qui plus est, à reconsidérer notre position avec humilité en ne déclarant pas trop vite des causes qui seraient citoyennes et des publics qui ne le seraient pas.
Outre les questions d’hygiène qui préoccupent souvent les internautes, le message créé, pourtant à caractère clairement commercial, a immédiatement déclenché des réactions d’ordre politique et social. Nous craignions d’avoir affaire majoritairement à un public offensé et force est de constater que l’égalité homme/femme a occupé le centre des discussions. Ainsi une internaute nous a parlé d’un miroir : « ils vont enfin comprendre ce que cela fait ». Ce que cela fait d’être au cœur du système du travail du sexe au point d’être assimilé à un bien de consommation, ce que cela fait de ne pas pouvoir parler librement du plaisir féminin, etc. Le projet comblait un manque et a armé le débat sur la sexualité jusqu’ici considéré comme inégal. En vraie start-up, nous en sommes arrivés à nous demander s’il ne fallait pas ouvrir ce lieu!

 

Soirée Café cunni, un speed-dating

Le 27 mars 2018, le projet s’achevait par une soirée sur les questions de sexualité avec des femmes engagées, militante, travailleuse du sexe, éditorialiste, sexothérapeute, etc. Sous la forme non académique d’un speed-dating, le public a pu échangé sans tabou sur la sexualité et le plaisir féminin.

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Speed-dating Café Cunni, Café L’ivresse, 27 mars 2018, 20h
Viviane Morey, fondatrice du festival la Fête du slip, Lausanne, éditorialiste PovPaper
Coline de Senarclens, chroniqueuse et militante féministe
Vanessa Langer, anthropologue et sexothérapeute
Claudette Plumey, travailleuse du sexe, association Aspasie.

La soirée était une sorte de conférence polyphonique et performée avec des prises de parole courtes autour de hashtags extraits d’un abécédaire rédigé par notre équipe. Le public passait ainsi d’une table à une autre, pour discuter pendant 10 minutes thématisées avec nos invités : #Ah comme aaaah, B comme #besoin, O comme #orgasme, T comme #travaildusexe, etc. Nos invités formaient une typologie des engagements tant culturels que sociaux autour de la sexualité féminine. Ce format du speed-dating ressemble à la dynamique des réseaux sociaux, il est porté par une série de punchlines, dans une temporalité rapide. Il était logique d’achever l’expérience par un échange avec le public qui ne tombe pas dans une forme d’académisme.

Abécédaire atomisé du Café cunni

Cet abécédaire appelé à évoluer dans les prochains mois a été réalisé pour le speed-dating Café Cunni du 27 mars 2018. L’occasion de poser des mots nouveaux sur des définitions souvent trop restreintes et orientées.

 

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Les définitions de cet abécédaire proviennent de sources variées mais essentiellement du Centre nationale de ressources textuelles et lexicales www.cnrtl.fr, site Internet où l’humanité est généralement désignée au masculin exclusivement.

L’abécédaire à télécharger.