Thierry Bardini est professeur titulaire et directeur du département de communication de l’Université de Montréal. Il est ingénieur agronome (ENSA Montpellier, 1986) et docteur en sociologie (Paris X Nanterre, 1991). À partir de 1990, ses recherches se concentrent sur l’histoire et la sociologie de la cyberculture. Il conduit actuellement un programme de recherche financé par le Conseil canadien de Recherches en sciences humaines, intitulé « les bricolages biologiques et les tensions du libéralisme ».

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Buzz buzz buzz dit le bourdon

La victoire, en termes d’information, ne relève plus de la guerre de position (…) mais du mouvement : attirer des flux et fixer du temps d’attention, susciter de nouvelles dynamiques qui feront citer, reprendre, commenter, mettre en œuvre un message, faire tomber le discours adverse dans le vide de l’indifférence. Le triomphe de l’influence sur l’autorité, à certains égards celui du soft sur le hard, n’annonce pas la fin du conflit, mais son ouverture vers de nouveaux espaces.
— François-Bernard Huyge, 2011. « Une guerre de l’attention », Médium 4(29) : 66-83.

Homo nexus et les XXIV philosophes

Que tout ce qui habite le grand cercle
Rende hommage à la sympathie !
Elle guide nos pas vers les étoiles
Où trône l’Inconnu.
– Friedrich von Schiller, Ode à la joie, 1885

 

Les blogs et les réseaux sociaux sont une nouvelle forme de cette sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

Cette citation métaphorique, attribuée à François Jost, est la véritable pierre angulaire, si ce n’est la pierre de touche, de vos interventions. Elle assigne un nouveau thème (ou teneur, plutôt qu’« une nouvelle forme » selon Jost) au fameux phore (ou véhicule) que les modernes connaissent sous l’appellation de « sphère de Pascal ». Comme cette nouvelle forme est censée se trouver dans les blogs et les réseaux sociaux, j’ai demandé à Google et Wikipédia ce qu’ils savaient de cette sphère (Facebook ne répond pas et Twitter est trop court). D’après ces autorités, sa postérité est longue chez les classiques, puisque depuis son origine chez Empédocle (au Ve siècle av. J.-C.) ou Aristote (au IVe siècle av. J.-C) ou même le mythique Hermès Trismégiste. On la retrouve ensuite chez une pléiade d’auteurs : Alain de Lille (1116/7-1202/3), Vincent de Beauvais (1184/94-1264), Saint Bonaventure (1217/8-1274), Jean de Meun (1240-1305), Maître Eckhart (1260-1328), Jean Duns Scot (1266-1308), Jean Gerson (1363-1429), Bernardin de Sienne (1380-1444), Nicolas de Cuse (1401-1464), Rabelais (1483/94-1553) , Robert Fludd (1574-1637), Giordano Bruno (1548-1600) et finalement Blaise Pascal (1623-1662).

Un schéma narratif sous-tendant cette postérité par l’attribution princeps à Aristote laisse imaginer qu’au XIIIe siècle, « probablement entre 1210 et 1230, aurait été élaboré à Tolède le Livre des XXIV philosophes, comme succédané du texte interdit » qu’aurait été le traité du Stagirite intitulé De philosophia, retrouvé quelques années plus tôt. Dans ce livre, « l’un des textes les plus mystérieux et les plus hermétiques, mais aussi les plus importants de toute l’histoire de la philosophie médiévale  et même de l’histoire de la philosophie tout court », apparaît pour la première fois, selon Jacques Folon, ce phore pour caractériser le divin. Cette attribution du statut originel, cependant, n’est pas paradoxale si l’on réalise que la version d’Allain de Lille (qui est mort depuis au moins sept ans lorsqu’est supposément écrit le Livre des XXIV philosophes) diffère par un mot de celle du livre : le véhicule s’y énonce « une sphère intelligible » plutôt qu’infinie, même si la teneur reste, du moins au début de son usage, le divin (« Dieu est… »). Comme Françoise Hurdy, dont il rend compte du livre, Jacques Folon insiste sur cette différence lexicale du phore lorsqu’il s’agit de démêler les antécédents du Livre. En effet, cette différence en apparence mineure permet de distinguer une origine néo-platonisante d’une origine aristotélicienne pour le livre : à Platon, à la théologie, à l’hermétisme subséquent et aux diverses formes du mysticisme, « l’intelligible » (mais attention, souvent au sens d’inconnaissable par les sens, l’imagination ou la raison), et à Aristote, disons, plus philosophique, scientifique et mathématique, mais aussi païen et en tant que tel condamné et interdit en 1215, « l’infini ». En fait la métaphore sphérique présente toute une série de modulations entre ces deux pôles et devrait s’écrire, en latin comme il se doit, « sphaera [   ] cuius centrum est ubique, circumferentia nusquam » et où l’espace entre crochets désigne l’espace de la modulation. Selon les différents auteurs listés précédemment, la modulation pourra être « intelligible » (chez Alain de Lille, Saint Bonaventure, Duns Scot, Jean Gerson) ou « infinie » (Nicolas de Cuse) ou même « infinie et intellectuelle » (Maître Eckhart et Rabelais). Seuls dans la série, Vincent de Beauvais et Giordano Bruno n’introduisent aucune modulation. Jean de Meun, dans Le roman de la rose, ose « merveilleuse », quand Pascal, qui a opté pour l’infini, aurait possiblement rajouté « estonnante » ou même, si l’on en croit Jorge Luis Borgès, « effroyable ». Mais ces variations du phore cachent aussi de plus amples variations du thème : alors que les premières références considèrent le divin, la métaphore s’applique ensuite à l’univers, la nature et enfin aux créatures, là aussi avec quelques modulations. Nicolas de Cuse est le premier à appliquer le phore à Dieu, mais aussi à un nouveau thème, « la machine du monde ».  Rabelais revient certes au divin, mais Giordano Bruno, Pascal et les modernes après lui retourneront à l’innovation du Cusain : c’est dorénavant l’univers qui sera le thème de la métaphore de la sphère infinie. Au passage, une autre variation intéressante, que l’on pourrait cette fois considérer comme partie du motif, fait son apparition chez Bernardin de Sienne, lors de sa défense contre des accusations d’hérésie : « sphera intellectualis, cuius centrum, idest creatura, est ubique ». Si le centre est partout, il est maintenant occupé par la créature.

 

Pour confirmer tout cela, j’ai lu sur I’Intern@ute sous l’onglet « Vos avis » quelques réactions à la citation, attribuée ici à Blaise Pascal.

L’avis de Rr (de Nice) : « Pascal assure la pérénité (sic) de la formule mais n’en est pas le génial géniteur, pas plus qu’Alanus Insulis (Alain de Lille) qui est le premier à l’employer, qui la tenait apparemment d’Aristote » (Rendre à César ce qui lui appartient, 26 mars 2014).

L’avis de Pierre (d’Issy les Mx) : « Nicolas de Cues affirma en effet : “Le monde n’a pas de circonférence… Donc la Terre, qui ne peut en être le centre, ne peut être privée de mouvement… Les pôles du monde n’existent pas… La machine du monde a, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part… La couleur noire de la terre ne prouve pas qu’elle soit vile… La terre possède les mêmes éléments que le soleil… Même la corruption des choses de la terre… n’est pas la preuve valide d’un manque de noblesse” – N. de Cues » (Nicolas de Cues 1401-1464, 14 mai 2008).

L’avis de Merlem ROSE (de Blida) : « Je trouve que cette citation s’applique bien à l’être humain » (La vie, 20 novembre 2007).

Et enfin celui de François MACRÉ (de Veynes) : « Par définition, Dieu est “Tout ce qui Existe”, puisque “Rien” n’existe en dehors de Dieu. Aussi, cette citation de Blaise Pascal se prête vraiment à Dieu. En outre, cette citation n’est pas une métaphore. Une sphère de rayon infinie dispose réellement de son centre partout et de sa circonférence nulle part (ou plutôt, en une seule valeur radiale). En effet, quelque (sic) soit l’endroit où l’on se trouve dans cette sphère, l’on se trouve nécessairement à une distance infinie du bord, et ce dans toutes les directions de l’espace. L’on est donc, dans ce cas, inévitablement au centre. CQFD. Une sphère de rayon infini dispose d’une infinité de centre. Dieu est donc un système énergétique de rayon infini. Et chacune de notre conscience individuelle de perception en est le centre ». (Dieu et l’univers, 18 avril 2007)

Évaluation des internautes :
L’avis de Rr (Nice) *****
L’avis de Pierre (Issy Les Mx) *****
L’avis de Meriem ROSE (Blida) *****
L’avis de François MACRÉ (Veynes) *****

Et oui, c’était aussi un concours de popularité, et François et Meriem ont gagné. En bons (post)modernes, ils franchissent allègrement le pas, comme Meriem, qui considère que « l’être humain » (i.e. la créature entre les créatures) est maintenant le thème, ou comme François, qui reprend dans le même sens la variation de Bernardin de Sienne. On applaudit les heureux gagnants (fin de la pause commerciale).

 

De quoi « citoyen » est-il la cause formelle ?

Amherst asked Bouquet “Could it not be contrived to send the Small Pox [sic] among those disaffected tribes of Indians?” “I will try to inoculate” the Indians, Bouquet responded, “with some blankets that may fall in their hands, and take care not to get the disease myself” A pleased Amherst wrote back to Bouquet: “You will do well to try to inoculate the Indians by means of blankets, as well as to try every other method that can serve to extirpate this execrable race.”

 

J’ai dit que la métaphore de la sphère de Pascal est la pierre de touche de vos interventions et je vais m’en expliquer maintenant. J’espère que vous me pardonnerez ce long préambule archéologique, mais il a au moins un intérêt à mes yeux : il montre que si la teneur change, le véhicule persiste, à quelques modulations près, et c’est là leur intérêt, justement. Tout le monde semble maintenant s’accorder sur une teneur humaine, et la créature de Saint Bernardin a conquis le(s) centre(s) de la sphère de Pascal, au point même d’en oublier sa « misanthropie sublime », comme disait Voltaire. Aujourd’hui, l’avis de Meriem et François règne, et tout le monde est gentiment humaniste à nouveau, version branchée : la créature des créatures c’est l’internaute, justement, celui qui, pour vous en croire, est le nouveau héros de l’histoire, puisque vous dites : « Les réseaux sociaux impliquent une héroïsation de soi ». Tous héros, tous branchés. Sur la modulation, par contre, je vous sens hésitant—aurait-on affaire à des héros ordinaires, sur le mode d’époque qui voudrait que notre singularité sans cesse revendiquée ne soit finalement que notre seul point commun, notre conformité ? Alors cette sphère, comment la moduler ? Serait-elle « merveilleuse », « étonnante » ou « effroyable » (je vous passe « infinie » cela tient maintenant du pléonasme, sous cette nouvelle « forme » ; ou « intelligible », plus personne ne semble savoir encore ce que cela voulait dire, quand on croyait encore aux sphères) ? Vous hésitez, il me semble. Vous vilipendez les « effets de groupe comme la peur ou l’adhésion consensuelle » sur la toile, « les archaïsmes qui dans le cas de la parole de discriminatoire relèvent parfois du populisme », « les simplifications » et « les discours stéréotypés » qui y pulluleraient, semblerait-il. Autant pour l’effroyable. Cependant, vous ne comptez céder à cette fatalité, et vous pensez qu’il est tout aussi possible d’y « faire une place, de créer un espace de discussion, de pousser les murs pour laisser de nouvelles pensées s’exprimer ». Vous pratiquez pour ce faire les tactiques du détournement, la guérilla sémiotique avec les armes mêmes du marketing (l’agit-prop, Instagram style). Vous résistez à l’effroi pascalien.

Comme nous l’a enseigné jadis Michel de Certeau, la tactique, le seul propre de la guérilla (qui n’en est que l’absence en fait), est « un art du faible », qui « n’a pour lieu que celui de l’autre. » Vous semblez donc concéder la sphère au règne du spectacle et agir en guérilleros sur son terrain même, ou comme vous le dites vous-mêmes, « c’est en publiant la nouvelle sur des communautés féminines plutôt dédiées aux conseils maquillage et petit ami que nous avons amorcé des discussions sur l’égalité. » Vous braconnez sur les terres de la Jeune-fille, puisque comme disait Tiqqun « La Jeune-fille est la cause finale de l’économie spectaculaire, son premier moteur, immobile. » Bon, Tiqqun se trompe ici en évoquant d’ailleurs la sphère intelligible sans même s’en rendre compte : la Jeune-fille n’est en rien la cause finale, mais bien plutôt la cause formelle de l’économie spectaculaire, puisque comme l’a énoncé avec justesse (sans pour autant l’écrire avec tant de clarté) ce trickster de Marshall McLuhan, la cause formelle des media, c’est leur public (mais aussi leur sujet, du coup, comme on dit en France en ce moment). Quoi qu’il en soit, vous entendez pratiquer une forme détournée de marketing furtif dit aussi « marketing viral » et/ou « buzz marketing », comme autant de manières de créer « un bouche-à-oreille électronique 2.0 », c’est-à-dire en vous assurant que ce soient les susnommées Jeunes-filles, les destinataires de vos interventions, qui assurent l’essentiel de la diffusion de leurs messages, sur la toile même. « Furtif », comme on dit un virus furtif en informatique (stealth virus en anglais), un virus qui infecte clandestinement, sans se révéler et en évitant les logiciels de détection. Le maître-mot de votre prose c’est la bonne vieille « infiltration », ici conçue comme une nouvelle forme « d’entrisme 2.0 ». Il s’agit, pour vous citer de manière elliptique, de « paraître crédible (…), d’avancer dans une certaine forme de clandestinité pour (…) investir des places (…) s’approprie[r] les codes des réseaux sociaux pour mieux infiltrer les communautés (…) pour parvenir à gagner du terrain et de la visibilité. » Le programme est clair, la tactique, assumée, ceci n’est qu’affaire de media, entendus au sens de « moyens », comme dans « qui veut la fin veut les moyens ». Mais la fin de quoi ?

 

Rapidement, j’avancerai : la fin de la désaffection des ci-devant citoyens (comme ON aurait dit en 1794). Le biopouvoir est aussi disponible en crèmes, pilules et vaporisateurs, genre, trop sympa !
Bon, sérieusement, vous entendez « relier la thématique du buzz au domaine de la communication citoyenne (…) faire passer d’autres contenus d’une autre dimension, poétique, sociale ou politique (…) [produire] une communication utile et engagée en faveur d’enjeux sociétaux, qui a pour objet par exemple de sensibiliser à une cause, de transformer les comportements ou qui demande une adhésion à un projet. » Le buzz n’est que le moyen d’en arriver là, en aucun cas une fin en soi, pas de « buzz pour le buzz ». Vous entendez sortir la Jeune-fille de sa torpeur détournant la grammaire même de ses émissions habituelles, vous voulez réveiller le citoyen en elle. Ceci en effet ne peut se justifier que si ON l’imagine endormie, ou au moins, comme prise de stupeur par le spectacle ambiant. Le panoptisme généralisé se trouve en toutes sortes de parfums et de déclinaisons, il y en a vraiment pour toutes les bourses, genre, trop cool ! Non, sérieusement, il vous faut réaffecter la Jeune-fille aux bonnes et justes causes du moment, parce que oui, telles les tribus indigènes de la sphère branchée contemporaine, celles qu’ON appelle sans sourciller les « natives de l’Internet » sont désaffectées. Même maux, même remède, mais symbolique quand même. Désaffectées : désabusées – mécontentes – remplies d’amertume – frustrées – mais aussi : rebelles – dissidentes. Vous envisagez d’ailleurs vous-même que « l’appropriation du message par l’individu, par l’émetteur, étant centrale, il nous faut accepter la mainmise de ce dernier sur le message. Il faudra alors réagir aux commentaires et aux détournements parodiques et le cas échéant organiser les réponses. » Bref, elles n’y croient plus, elles ne votent plus, ne s’indignent plus de la violence des icônes de la prostitution ambiante, ou alors, elles portent un gilet jaune. Il faut au moins un mème bien monstrueux pour les réveiller, genre une alliance contre nature à la Kim Kardashian-Un (mais j’en vois au moins une qui rit derrière parce qu’elle le trouve trop cute).

Le constat de la désaffection ne vous est certes pas propre, et a même été posé de façon plus directe, si ce n’est plus méchante. Que vienne le temps du grand engourdissement, de l’anesthésie numérique ! I’ve become comfortably numb, chantaient les Pink Floyd dès 1979 dans The Wall. Des fourmis digitales dans les jambes prosthétiques, notre devenir-arthropode : nos moyens de transport transforment notre ville globale en gigantesques fourmilières, nos media hyperindustriels produisent une société globale d’individus désaffectés, « des particuliers grégaires et tribalisés, qui paraissent conduire vers une organisation sociale arthropomorphe d’agents cognitifs, voire réactifs, et tendant à produire, comme les fourmis, non plus des symboles, mais des phéromones numériques », comme le dit un expert, Bernard Stiegler. Des Pokémons, quoi. Trop cool !

Astroturfing l’image agente, ou, A Scanner, Darkly

Astroturfing l’image agente, ou, A Scanner, Darkly
Perhaps it’s high time we asked whether it, like the medieval Feast of Fools to which it is distantly related, was always just a socially sanctioned release valve—a tactical outlet for class resentments and pent-up dissent over social injustices and economic inequities that might have found more profoundly political expression if they hadn’t been harmlessly exorcized via rituals of resistance.
Mark Dery, 2010.

 

Les pratiques de marketing furtif peuvent parfois être illégales ou tout au moins contraires à la déontologie, vous le savez bien : « s’emparer ainsi des ressorts de la viralité positionne le designer aux limites éthiques de son métier », dites-vous. Mais c’est bien là son moindre risque. Comme son prédécesseur « le marketing social », pourrait-il être susceptible des mêmes récupérations que la contre-culture elle-même, jadis, et donc de sombrer dans la régression infinie du détournement du détournement du détournement du détournement, ad infinitum, comme la sphère ?  En clair, que devient le marketing viral quand il devient citoyen ? Nous joue-t-on ici le coup du marketing social 2.0 ? Ou serait-ce un nouveau phénomène, le marketing vicial (viral + social) ou furtoyen (furtif + citoyen), et en quoi ce nouveau phénomène règle-t-il les problèmes du précédent ?
Le « hic », c’est que le marketing social a bien évidemment déjà été recyclé… et que de « vraies/fausses » campagnes de marketing social font maintenant partie de l’arsenal du marketing furtif des entreprises. La littérature du marketing abonde de conseils pour « exploiter les valeurs sociales de la cible afin de présenter le produit sous un aspect respectueux de son univers de consommation. » ON recommande alors aux entreprises rusées de s’investir dans des « causes sociales », afin de « développer progressivement une image institutionnelle positive et respectée » qui pourra dès lors rester attachée à son image de marque. Pire encore, elle pourra, si elle le désire, pratiquer l’astroturfing, et « simuler un mouvement de protestation spontané à l’égard d’un produit, d’une marque ou organisation. »  Imaginer donc le risque de votre intervention du Café Cunni, si des internautes désobligeant.e.s, désaffecté.e.s au point d’en devenir plus paranoïaques que ludiques, y voyaient une campagne d’astroturfing du Café pipe, qui y gagne d’ailleurs encore plus de visibilité… Vous désirez « élaborer une communication visuelle suggestive et sensuelle en réponse à la brutalité des images du Café pipe », mais le risque n’est-il pas aussi que des Jeunes-filles queer mais néanmoins désaffectées n’y voient qu’une campagne hétéro-normative de plus, sur le modèle « masculin = brutal + féminin = sensuel » ?
Ou encore, quel est le risque que la désaffection de la Jeune-fille infecte en retour vos propres pratiques de communication, ou pire, votre créativité même ?  « Force a été de constater ce que nous savions déjà, plus le message est personnel, mieux il est relayé », écrivez-vous. Mieux, ou plus, c’est-à-dire pire, plus grossier, sensationnaliste, etc., où comme dirait Michael Jackson, « bad (is the new good) » ?  « Simplification d’un message à l’extrême (…) épiphénomènes mièvres ou spectaculaires sans grande valeur informatives », toned-down, dit ON en anglais. Il semblerait malheureusement ici qu’il n’y ait rien de neuf sous le soleil depuis, au moins, que des rhéteurs, latins puis médiévaux, aient insisté sur la nécessité du gore dans les images des théâtres de la mémoire. Dès le premier siècle avant Jésus-Christ, le traité de rhétorique latine Ad Herennium n’insistait-il pas sur la même nécessité, avec les mêmes risques :

Nous devons donc créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire. Et nous y réussirons si nous établissons des ressemblances aussi frappantes que possible ; si nous créons des images qui ne soient ni nombreuses ni vagues mais actives (imagines agentes) ; si nous leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière ; si nous en ornons quelques-unes, avec des couronnes par exemple ou des manteaux de pourpre, de façon à rendre la ressemblance plus évidente ; si nous les enlaidissons d’une façon ou d’une autre, en introduisant par exemple une personne tachée de sang, souillée de boue ou couverte de peinture rouge de façon à ce que l’aspect en soit plus frappant ; ou encore si nous donnons un effet comique à nos images.

Dès la Renaissance, Giulio Camillo (1480 – 1544) comprit que le but de ces imagines agentes n’était pas seulement de participer à une forme de « mémoire artificielle », mais bien plutôt de stimuler l’imagination, et en tant que tel de participer « à améliorer la concentration au bénéfice d’une re-collection emphatique ». De quoi vos images sont-elles agentes ? Un « miroir volontairement déformant », dites-vous, pour reprendre l’expression de l’un·e de vos citoyen·nes. Alors au plus simple cela pourrait se résumer à ça : comment faire plus vite et mieux, comment anticiper sa propre intégration, comme ON disait naguère à Francfort, bref comment déjouer d’avance son propre recyclage ? Comment ne pas sombrer dans ce qu’Adorno déjà, avec tout le mépris dont il était capable, appelait « une culture de commis »? Et si l’on évite cette chute, ne risque-t-on pas alors de minimiser l’efficacité de l’intervention ? Ne faudrait-il pas alors renoncer à aucun sacrifice—et en particulier celui de son bon goût, du style, sous la ceinture : « Et alors, lui, il ne peut pas lécher aussi ? », ou, y aurait-il quelque vertu à ne pas éviter le graveleux ? « Mauvaises langues ! Haha ! ».

Au sujet de ces rituels de la résistance qu’il questionnait dans mon épigraphe pour cette dernière partie, Mark Dery concluait, sans trop se mouiller : But that, wise crowd, is a question I leave to you. Tous les coups sont permis dans la guerre de l’attention ; la recette, ON le sait, consiste à être « transparent pour les lecteurs, [et] opaque pour les médias. »  La confusion fait partie d’une bonne tactique pour réveiller la Jeune-fille, pour, comme aux échecs, avoir quelques coups d’avance sur son propre recyclage. Depuis Snow Crash au moins, c’est-à-dire depuis 1992, oui, avant même le World Wide Web, nous savons que le virus contemporain connaît trois modes d’existence : informatique, biologique et social. Ainsi, lorsque Hiro Protagonist (le récursivement nommé) demande finalement à Juanita, une collègue hackeuse, « ce Snow Crash, au juste, c’est un virus, une drogue ou une religion? », elle lui répondait, en haussant les épaules « quelle différence ? ».

Nul ne s’échappe jamais de la sphère de Pascal, mais ça, je gage que vous le saviez déjà !

De la mélancolie du siècle de Baudelaire à l’envahissante déprime actuelle, l’individu désaffecté laisse planer son ombre morbide sur les derniers feux de la modernité. Non pas un, mais des millions de spectres qui hantent l’interminable crépuscule du capitalisme. À son spectacle pitoyable, le quidam est pris d’une envie paradoxale : d’une part, lui envoyer un bon coup de pied au cul ; d’autre part s’arrêter un instant pour geindre avec lui… moi aussi mon frère… « Mais enfin, réagis ! » est-ON tenté de lui dire, avant de réaliser que la capacité de réaction est justement ce qui lui fait cruellement défaut. L’individu désaffecté, cette friche hyperindustrielle ultime, nous trouble donc ainsi, à défaut de nous émouvoir. Ce trouble, la contagion… Moi aussi… L’individu désaffecté nous afflige de son insupportable présence, imparable comme une double contrainte existentielle. Énervement ou sympathie n’y peuvent généralement rien, d’où une troisième voie, souvent empruntée : je me détourne, j’évite son regard vide, je marche plus vite. Défection, démission, déréliction. Diable ! N’est-ce pas exactement la voie de la désaffection ? Imparable, disais-je… Alors tous en cœur, comme chez les anonymes, « Bonjour, je m’appelle Monsieur X, et je suis désaffecté ».
Craignez-vous encore que l’État totalitaire ne se préoccupe pas assez de vous ? Avez-vous peur que personne, pas même un censeur au travail, ne lise vos courriers électroniques ? Appréhendez-vous le moment où vous ne recevrez plus de junk mail ? Désirez-vous que le présentateur vedette recommence à vous parler, personnellement ? L’idée que le système ne prenne même plus la peine d’effacer toute trace de votre présence après votre disparition vous taraude-t-elle ? Craignez-vous que l’ON ne remarque pas assez vite que vous êtes un fumeur repenti, un héroïnomane sur le rebond, un cocaïnomane assagi ? Avez-vous peur que personne ne réalise votre dépendance au Prozac, au Viagra au Ritalin ? Appréhendez-vous le moment où vous pourrez librement vous adonner à votre passion dévorante pour les machines à sous, les icônes pornographiques de la télé-réalité, ou le scrap-booking ?  Désirez-vous farouchement que cette danseuse, ce body-builder, ou ce chatroom bot, ne performe que pour vous ? L’idée que votre collection de timbres, de petites vaches si charmantes, ou de ronds de verres, ne sera jamais reprise et augmentée par personne, après votre disparition, vous obsède-t-elle ? Êtes-vous un fétichiste de l’italique, une maniaque du guillemet, un addict de l’incise ? Vous sentez vous jamais en partance ? Si oui, join the club, il y a, après tout, toujours de la place pour un nouveau membre. Seuls les désaffecté.e.s pourront répondre aux désaffecté·e·s, sur leur terrain, sympathiquement. ON appelle ça le social, les communs, la communauté qui vient. Seul l’humour nous en sauvera.

Montréal, le 4 janvier 2019

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Infiltrer les réseaux sociaux : comment jouer et déjouer les réseaux sociaux pour faire passer le message ?
Thierry Bardini, Caroline Bernard, Anna Jobin, Jean-Noël Lafargue, Nicolas Nova
Table ronde dans le cadre du colloque Buzz ou pas buzz ? État des lieux de la viralité, 14 mars 2019, HEAD – Genève.

Virus, viral, viralité – du microbe au buzz ▸
Thierry Bardini et Dora Moutot en entretien avec Caroline Bernard et Jérôme Baratelli

Thierry Bardini, La sphère de la viralité, 2019

Thierry Bardini, page personnelle