Projet de recherche, financement RCDAV 2017–2019
Haute école d’art et de design – Genève

 

Head Me, un design conditionné

Les réseaux sociaux conditionnent la forme des messages par des outils graphiques génériques et un système algorithmique souvent opaque. Cherchant à rebondir sur l’actualité, les expériences Head Me s’adaptent à ces contraintes.

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Jeu de mots avec le nom de la Haute école d’art et de design de Genève, Head Me signifie « dirige-moi » en anglais. Les expériences Head Me sont dédiées à l’actualité sociale et politique en Suisse comme à l’international. « Head Me », « Dirige-moi », on croirait à l’injonction d’un internaute perdu et dont le designer prendrait la main : « dirige-moi », je cherche un fil d’Ariane dans ce flux de messages bruyants et nébuleux, « dirige-moi » dans ce monde d’actualités infernales… Notre démarche est bien entendu plus subtile. L’interjection s’adresse aussi bien à l’internaute, qu’au designer, qu’aux plateformes de réseaux sociaux, car on ne distingue plus vraiment qui dirige qui dans ce système dont la mécanique semble une boucle permanente d’arroseurs-arrosés.

Nous le savons, Internet a profondément transformé les métiers du design graphique ces vingt dernières années, et les réseaux sociaux les bouleversent plus encore. Ces derniers mettent des outils de publication à disposition qui conditionnent la forme des messages. Le designer doit composer avec leur univers graphique statique, impossible de modifier l’apparence d’une page Facebook ou Instagram, mais il doit également s’adapter à leurs prédispositions algorithmiques opaques. Par exemple, un message rédigé via l’outil texte de Facebook est plus souvent relayé que le même message réalisé par nos propres soins sous la forme d’une image. Le designer est souvent tributaire de ces outils génériques et se voit souvent obligé de produire des dérivés de ce graphisme conditionné.

Ces plateformes sont avant tout des régies publicitaires, leur objectif demeure de capter l’attention des internautes vers des contenus rémunérateurs pour elles. Elles restent donc tributaires des réponses utilisateurs qu’elles se doivent de canaliser sans en avoir l’air. Sans être nulle, la marge de manœuvre du designer est toutefois réduite. Ces plateformes ne s’émeuvent pas de l’ingéniosité graphique et une inventivité visuelle n’assure en rien une plus grande visibilité.

Sous l’intitulé Head Me, nous regroupons des expériences graphiques qui rebondissent au quotidien sur l’actualité suisse ou internationale. Dans un premier temps, nous avons procédé comme pour nos premières expériences sur l’abstentionnisme, de façon individuelle et empirique, essayant de nous insérer dans le flux des messages pour réagir sur l’élection de Bolsonaro, les éclats de Jean-Luc Mélenchon, les votations suisses sur l’assurance dentaire. Jouant sur les codes des mèmes ou inventant des photomontages caustiques, il arrive parfois que « ça like », et parfois que « ça like » moins. Nous nous sommes retrouvés confrontés aux mêmes difficultés qu’au démarrage de nos expériences sur l’abstentionnisme. En travaillant depuis nos comptes personnels, sans aura virale réellement préexistante, nos premières images ont vivoté sans qu’un vrai buzz ne se déclenche pour autant.

Les gilets jaunes, un signe fort de ralliement

Mouvement social né en France en octobre 2018, les contestataires se réunissent autour d’un objet unique, le gilet jaune, qui devient un signe fort de ralliement.

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Les gilets jaunes forment un mouvement de protestation, né en France en octobre 2018, suite à l’annonce du gouvernement d’une augmentation du prix des carburants via la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Ce mouvement social spontané trouve son origine dans la diffusion, principalement sur les réseaux sociaux, d’appels à manifester contre cette augmentation. Non structuré par des partis politiques, ni par des syndicats, le mouvement surprend le gouvernement par la force de son déploiement sur toute la France. Ainsi, des milliers de citoyens fédérés par les réseaux sociaux manifestent, organisent des opérations de blocage des routes pendant des mois. Le gouvernement français renonce alors à la loi controversée, sans pour autant réussir à arrêter les contestations dont des foyers résistent encore un an après (blocage des routes, occupation de ronds-points).

Le 24 octobre 2018, Ghislain Coutard, un Narbonnais de 36 ans, poste une vidéo sur Facebook pour appeler à suivre le premier appel à manifester du 17 novembre 2018 déjà annoncé par Éric Drouet, chauffeur routier. Cette forme d’adresse au public est un standard des réseaux sociaux, un citoyen peut ainsi partager son humeur, sa colère, son coup de gueule sous la forme d’un selfie vidéo. Ghislain Coutard, se positionne en tribun et appelle chaque contestataire à exhiber son gilet jaune sur le tableau de bord de sa voiture en signe de ralliement.

D’autres phénomènes sociaux se sont fédérés autour d’un signe distinctif, comme par exemple, les carrés rouges des étudiants en grève lors du printemps érable de 2012 au Québec. Le gilet jaune a ceci de particulier qu’il nait suite à la publication d’un seul individu et qu’il n’exige aucune fabrication préalable. Gilet sécuritaire de haute visibilité, le gilet jaune est en effet obligatoire dans chaque véhicule, le geste est alors très facile pour l’ensemble des manifestants qui peuvent l’arborer spontanément. Il devient également une façon de témoigner sa sympathie à l’égard du mouvement.

Le mouvement des gilets jaunes est très contesté, azimuté, composite, il agrège des citoyens de toutes sensibilités et bords politiques. Déroutés par son aspect protéiforme inédit, il peine à être relayé par l’intelligentsia française qui ne parvient pas à s’y reconnaitre. Intrigués par la spontanéité d’un tel mouvement de citoyens né sur les réseaux sociaux et dans le cadre de notre projet Head Me, nous avons choisi d’entrer en dialogue avec eux, sans implication politique de notre part, ni jugement.

Pense-bête citoyen, il est temps de poser des questions

Intriguée par l’ampleur du mouvement citoyen né sur les réseaux sociaux, notre équipe s’insère graphiquement dans le débat.

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Dans la cadre des expériences Head Me, notre équipe a observé les mouvances des gilets jaunes sur les réseaux sociaux. Refusant tous leaders, les actions s’organisent sur Facebook et des dizaines de pages locales et nationales naissent dès les premiers jours du mouvement. Le débat est agité, tranché, parfois violent, mais l’effervescence est exemplaire d’une forme de fédération citoyenne rendu possible par l’existence des réseaux sociaux.

Voulant engager des discussions de façon non partisane sur des pages déjà très actives, nous avons opté pour la question ouverte en noir sur fond jaune. Ces encarts sont graphiquement très simples, une police Courrier présente sur tous les ordinateurs, une forme carrée et une justification centrée, l’idée est que tout un chacun puisse reproduire le même principe. Graphisme inspiré à la fois par les signaux d’alarme et les émojis, ces questions sont des panneaux de signalisation, des feux de détresse sur le bord de la route.

Les premières questions, diffusées comme telles ou insérées dans des commentaires, sont très fructueuses. À la question « Si Macron démissionne, il faut qui ? Ou quoi ? À sa place ? », cinq cent commentaires sont publiés en deux heures jusqu’à ce que la publication soit censurée et effacée. Il nous est impossible de savoir qui des gestionnaires de la page ou de Facebook s’est ainsi érigé en censeur. Aucun recours n’est possible, fin du débat.


Un design en kit

Loin des principes fondateurs du métier, le designer doit adapter ses propositions pour parfois ne suggérer qu’un principe graphique. Le Post-it devient ici un support de communication simple et accessible à tous.

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Au bout de quelques semaines, le mouvement des gilets jaunes prend une telle ampleur qu’il devient vraiment difficile d’exister dans le flux constant des messages – des dizaines de posts apparaissant à chaque minute s’annulant les uns les autres.

L’idée vient alors de basculer sur le terrain et d’aller à la rencontre des manifestants dans le sud de la France. Notre proposition a consisté à transformer nos questions jaunes en Post-it collés dans l’espace urbain. Un petit groupe s’est fédéré et a commencé à relayer l’idée d’abord à Arles puis dans d’autres villes du Sud de la France tels que Nîmes ou Montpellier. Le noyau dur qui s’est formé suite à cette proposition a ainsi égrené l’espace urbain de ces Post-it interrogateurs. La rue gardait ainsi la trace du passage des manifestants par un ensemble de questions ouvertes. Le Post-it est alors devenu l’équivalent du dièse (#), un hashtag, une façon de fédérer les messages autour du même signe visuel. 

S’adresser ainsi à une communauté active à la fois sur les réseaux sociaux et sur le terrain permet de faire basculer le principe graphique. Nos premières publications sur les réseaux sociaux étaient des images simples facilement reproductibles sur ordinateur. Ici, la proposition était un kit adressé à la communauté des gilets jaunes : un Post-it et un feutre. Notre travail s’est arrêté là, leur laissant la pleine et entière liberté, comme sur les réseaux sociaux, de s’approprier l’outil et de le décliner. La boucle se trouve bouclée lorsque les images des Post-it collés circulent sur Internet, témoignant ainsi de la manifestation.

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