Projet de recherche, financement RCDAV 2017–2019
Haute école d’art et de design – Genève

L’abstentionnisme, un enjeu démocratique?

L’abstentionnisme est l’une des grandes problématiques des démocraties contemporaines, les citoyens boudent les urnes dans de larges proportions, en Suisse comme à l’international. En regard de cela, les réseaux sociaux sont pour autant le lieu du partage d’opinions jusqu’à parfois donner l’illusion qu’un résultat électoral est joué d’avance. L’équipe du laboratoire s’est penchée sur ce thème car il est caractéristique de la relation sibylline et ambiguë qu’entretient les instances démocratiques avec les réseaux sociaux.

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Les démocraties occidentales, la Suisse ne faisant pas exception, peinent à mobiliser les électeurs pour se rendre aux urnes. En 2017, nous nous sommes entretenus avec Christophe Genoud, Vice-Chancelier à la Chancellerie d’État de Genève, concernant les politiques menées par les pouvoirs publics suisses sur l’abstentionnisme et les difficultés pour les faire entendre. En regard de cette désertion des voies démocratiques institutionnelles, les réseaux sociaux, nous le savons, permettent l’expression de l’opinion de chacun et de grandes communautés peuvent s’y fédérer sur des sujets tant sociaux que politiques. Voulant suivre une actualité forte, nous avons choisi de nous pencher sur les élections présidentielles françaises de mai 2017. Les électeurs français entretiennent une relation assez étroite avec la politique et leurs politiciens, et nous avions l’assurance que l’événement serait largement commenté sur les réseaux sociaux. Si bien que ceux-ci donnent parfois l’impression qu’ils sont le lieu même de l’élection, que le résultat est déjà connu, un like semblant pouvoir se substituer à un vote.
En 2016, les résultats des élections américaines ont justement surpris les médias et électeurs acquis à la candidature d’Hillary Clinton. Ainsi, le mur des personnes favorables au parti démocrate sur Facebook, ne témoignait pas du tout de cette inclination des électeurs américains pour Donald Trump (même si le système des grands électeurs pose des problèmes de la représentativité des électeurs américains). Les experts se sont alors interrogés sur les bulles de filtrage, ces bulles qui font que chaque individu connecté à ses pairs pense que son mode de pensée est majoritaire. L’usager des réseaux sociaux serait connecté à ce qui lui ressemble (amis, univers socio-culturel, pages dédiées à ses valeurs et intérêts). L’effet miroir ainsi produit le coupe de la diversité des opinions de ce monde.

Postulat éthique : ne pas être clivant

Susciter le débat de l’abstentionnisme sur les réseaux sociaux implique de le faire de citoyen à citoyen en dehors de la parole institutionnelle et dans l’écoute de chacun.

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Lors de nos expériences de 2017, notre équipe de recherche ne s’est pas positionnée en défenderesse du vote, et ne portait pas de mandant ou une parole institutionnelle. Notre point de vue ne se voulait ni manichéen, ni caricatural, ni dogmatique. Nous n’avons pas abordé un tel sujet en considérant que le vote était la seule option d’un citoyen, même si évidemment, la désertion des urnes est inquiétante pour le fondement de nos démocraties.

Il était important de ne pas aborder une telle thématique en pensant qu’elle était entendue et acquise, en opposant, par exemple, les bons électeurs aux mauvais abstentionnistes. Aussi, grâce aux dynamiques virales des réseaux sociaux, nous voulions initier une discussion, un débat sur cette crise démocratique avec les citoyens présents sur les plateformes Internet concernés (Facebook, Instagram).

Incarner le message

Caroline Bernard, chercheuse du laboratoire, a passé plusieurs mois à augmenter son « aura virale » en postant régulièrement du contenu personnel et privé afin d’ouvrir la voie aux expériences citoyennes du laboratoire.

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Caroline Bernard, chercheuse sur le projet s’est mise-en-scène sur les réseaux sociaux, elle témoigne ici des expériences du laboratoire.

Une stratégie virale vise à individualiser un message afin de placer l’individu au centre de la médiation et que celui-ci le relaie. Les réseaux sociaux sont fondés sur une géométrie variable qui met chaque individu au cœur du maillage comme nous l’explique le sémiologue François Jost : « Les blogs et les réseaux sociaux sont une nouvelle forme de cette sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part…» La viralité repose sur ce déplacement de centre en centre selon une logique de rebond dont chaque individu devient tour à tour l’émetteur principal. Ainsi, chacun peut partager son opinion, souvent son mécontentement, et devenir un tribun sans avoir à être adoubé par une quelconque autorité médiatique.

Une plateforme comme Facebook favorise la visibilité de contenus personnels comme les selfies, les images de famille au détriment par exemple du partage d’articles de journaux. Ainsi, Facebook choisit de relayer dans une plus grande ampleur les publications à caractère privé. Avoir mille amis Facebook ne signifie pas qu’une publication apparaît sur mille murs, elle ne sera relayée que sur une sélection des amis Facebook de l’usager en fonction de ses affinités apparentes, de ses affinités algorithmiques pour être plus précis. Au départ, j’étais plutôt une spectatrice des réseaux sociaux, avec une activité minimum qui consistait à relayer quelques articles sérieux sur le monde de l’art ou de l’actualité avec une influence et une incidence quasi-nulle. Avant de m’engager dans des expériences citoyennes, il a fallu travailler mes profils sur les réseaux sociaux comme une matière plastique, ceci afin d’augmenter ma capacité virale à une échelle modeste. Il ne m’était pas possible de devenir ultra-populaire au sein de mon réseau, un tel travail implique un engagement de plus longue haleine avec un fil de publication quasiment ininterrompu, et disons un autre type d’aura. Il était donc difficile d’imaginer que depuis ma totale absence de visibilité, je puisse du jour au lendemain faire résonner du contenu à caractère citoyen. Nos premières expériences de visuels se sont avérées peu fructueuses, nous jouions sur les codes graphiques de l’amateur, pour ne pas avoir l’air professionnel, et tenter d’ouvrir le débat par des plaisanteries visuelles. Notre contenu était trop peu relayé par les réseaux sociaux, simplement parce qu’il n’apparaissait nulle part. Il nous fallait commencer par augmenter notre capacité virale pour que nos messages bénéficient d’une petite visibilité par défaut.

J’ai donc commencé à poster du contenu personnel en publiant une premier portrait de moi souriante pour ma photographie de profil, je me suis ainsi donné un visage. J’ai ensuite été très active sur Facebook et Instagram, je posais des questions pour activer des conversations, je témoignais de ma vie toutes les deux heures, je taguais des amis pour apparaître sur leur mur. C’est un peu une gageure en tant que chercheuse que de devoir se projeter personnellement ainsi sur le terrain d’expérimentation et de devoir commencer par s’exposer soi avant de penser toute expérience à caractère citoyen. On a alors clairement l’impression d’une forme de pauvreté, de se vendre à une forme de populisme. Mais sans se perdre dans des tergiversations moralistes, si on doit activer un message depuis soi, alors ce soi doit devenir une vitrine, un canal, il faut dégager la voie et s’exposer comme une personne « réelle ».

En faire une histoire de famille

Bien que l’abstentionnisme semble être une question de société et de démocratie, la chercheuse Caroline Bernard engage les membres abstentionnistes de sa famille dans des discussions retransmises en direct sur Facebook.

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Ainsi, mon profil devenu plus visible, nous avons choisi de parler d’abstentionnisme par le prisme d’une histoire personnelle. Il était hors de question par exemple d’annoncer un projet sur la viralité ou sur l’abstentionnisme porté par une école de design. Il fallait mettre la citoyenne que je suis au cœur du processus.
J’ai donc impliqué ma cousine dont le profil sur les réseaux sociaux avait une plus grande portée virale que le mien. Partageant une histoire personnelle commune, à savoir le même engagement social et politique, ma cousine avait décidé de s’abstenir dès le premier tour. Profil de vie en miroir, avec une divergence de choix réfléchie, nous avons décidé de créer l’événement autour de ce désaccord. Nous avons ainsi arpenté les rues de Montpellier avec deux tee-shirts “Je vote, je ne vote pas” tout en diffusant nos discussions avec les passants en direct sur Facebook. Essoufflé aujourd’hui, le format Facebook en direct connaissait alors un essor et les personnes partageaient ainsi des moments de leur vies en temps réel sur les réseaux sociaux. Il faut comprendre que les fonctionnalités mises à disposition par les plateformes conditionnent également notre marge de manœuvre dans la création de messages. Actuellement, 90% des vidéos sont regardées sur cette plateforme grâce à la fonction de lecture automatique sous-titrée. Le son des vidéos n’est que très rarement activé. Le message doit déjà être lisible à l’image d’où l’importance de nos deux tee-shirts dans le cas présent.
La rencontre avec les citoyens s’est donc faite dans la rue et dans le même temps sur Facebook. Chacun prenait la parole, exprimant ses convictions en présence ou sur par commentaires sur nos murs respectifs. Nous avons eu, nos deux murs confondus, plus de 2 000 vues et un nombre substantiels de réactions. En plus de la quantité des vues, messages ou commentaires, il faut avant tout souligner la qualité des échanges, les personnes touchées par notre démarche personnelle, prenaient à cœur d’exposer leur position de façon circonstanciée.

J’ai ensuite renouvelé l’expérience avec mon père, fillioniste déçu qui a choisi de s’abstenir pour la première fois à l’entre-deux tours. J’ai également échangé avec ma sœur, car mélanchoniste dépitée, elle avait décidé de ne pas voter au deuxième tour de l’élection présidentielle. Ainsi, le live Facebook nous a permis d’échanger dans une proportion qui dépasse celle du repas de famille. Nous échangions avec d’autres par l’entremise d’une discussion familiale. Il faut cependant souligner que depuis, le direct Facebook est un format moins pratiqué aujourd’hui. La recette n’est jamais pérenne et les moyens techniques ne préfigurent jamais des formes futures, un même cas d’école en 2019 impliquerait de jouer cette histoire de famille par d’autres moyens tant techniques que conceptuels.
Une histoire de famille, donc. Une histoire de famille pour raconter une élection devenue symbolique d’une désaffection démocratique. Le message est centré – égocentré pourrait-on penser – depuis un point de vue incarné. C’est une forme d’héroïsation de soi, l’individu doit porter son message et faire basculer son histoire personnelle dans le champ du collectif, il joue ainsi le rôle principal. C’est un ressort de la fiction qui prend probablement sa source au-delà de l’existence des réseaux sociaux. Il est même impossible de savoir qui de Facebook ou de ses usagers imposent ainsi cet auto-centrage: l’algorithme privilégiant des contenus personnels, ou les usagers Facebook aspirant à de tels contenus. C’est l’éternel débat de l’œuf ou de la poule.
S’emparer ainsi des ressorts de la viralité positionne le designer aux limites éthiques de son métier. Le buzz semble souvent reposer sur des effets de groupe comme la peur ou l’adhésion consensuelle, des mécanismes qui dans le cas de la parole discriminatoire relèvent parfois du populisme. Comment créer des messages qui, en s’appuyant sur ces ressorts viraux, ne tombent pas dans une forme de facilité ? Le danger était également de ne pas devenir clivant à notre tour. En nous pensant professionnel et « mieux-sachant », nous risquions de disqualifier une parole que nous jugerions trop simpliste tant sur la forme que sur le fond.

Le message mémétique

Le Sign Holding est un selfie engagé. Ce mème, très souvent usité sur les réseaux sociaux, est un standard de la communication citoyenne. En s’appropriant ce format, le designer compose avec une forme préexistante qui fait régulièrement ses preuves.

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Comme attendu, en mai 2017, Marine Le Pen est au deuxième tour de l’élection présidentielle française. Je décide alors de mettre en scène mes craintes sous la forme d’un mème très courant, le Sign Holding : un selfie avec un message écrit sur une série de pages blanches. La déclaration est simple, exemplaire de mes convictions et de mes engagements avec une conclusion coup de poing. Elle joue sur une dimension affective autobiographique, me positionnant comme une victime potentielle des suites d’une élection de Marine Le Pen. C’est le succès, le message est partagé plusieurs dizaines de fois et phénomène rare, par des personnes en dehors de mon cercle d’amis Facebook. Ce mème a de plus, survécu à son actualité, revenant par intermittences à la suite de l’élection, et suscitant des réactions allant de la bienveillance à la violence. On entend ici par succès un résultat quantitatif tangible, le dépassement de sa propre sphère mais il est évidemment impossible de traduire ce bon résultat en un nombre d’abstentionnistes qui se seraient résolus à aller voter.

Le Sign Holding

Le premier Sign Holding date du 3 août 2011, une jeune new-yorkaise lance le mouvement « nous sommes les 99 % », les 99 % en regard des 1 % plus riches des États-Unis qui contrôlent la moitié des richesses. Ce Sign Holding en référence à l’acte de participer à un mouvement social ou politique en prenant un selfie ou en posant pour une photo, avec une pancarte manuscrite affichant un message sur le problème et le partageant en ligne sous le hashtag désigné. Cette forme est déclinée à de très nombreuses reprises dénonçant à la fois des problématiques sociales et collectives ou relayant encore des appels à l’aide personnels (par exemple, la recherche d’un donneur dans le cas d’une maladie grave). C’est un selfie à caractère citoyen, symptomatique des formes contemporaines d’engagement. Les personnes se fédèrent autour d’une cause en s’exposant et devenant tour à tour des porte-drapeaux.
Pour en savoir plus sur le Sign Holding, Molly Moran, Sign Holding sur le site Knowyourmeme.com, publication 2014, consultation 13 juillet 2019.

Notre vidéo, Toi, tu peux t’abstenir, campagne présidentielle française, 2017, entre-deux-tours.